Le vaste domaine de la pensée et de l’action : quelle est la signification de cette célèbre expression maçonnique ? Voici une planche au 1er degré REAA.
Une chose est de croire, une autre de penser, une autre de connaître.
Kant
La chaine d’union est le paroxysme de toute tenue maçonnique, le moment où les francs-maçons atteignent l’idéal auquel ils tendent : ils se donnent la main, ils forment un cercle fermé sur lui-même, image vivante d’une société harmonieuse qu’ils cherchent à incarner, et que l’espace d’un instant, ils incarnent effectivement.
La chaine d’union est donc à la fois un symbole et une réalité, une intention et une réalisation, une idée abstraite qui devient concrète.
Ce double aspect abstrait-concret se retrouve dans la dédicace que le Vénérable Maître prononce dans ce moment de recueillement :
Mes Frères, bien au-dessus des soucis de la vie matérielle, s’ouvre pour le Franc-maçon, le vaste domaine de la pensée et de l’action.
Avant de nous séparer, élevons-nous ensemble vers notre Idéal.
Qu’il inspire notre conduite dans le monde profane, qu’il guide notre vie, qu’il soit la Lumière sur notre chemin.
Mes Frères, éprouvons, puis ouvrons la Chaîne.
La pensée et l’action forment donc le vaste domaine dans lequel s’inscrit le franc-maçon, entre compas et équerre. A ce titre, la disposition du compas et de l’équerre rappelle les étapes que le franc-maçon doit franchir jusqu’à la maîtrise complète de lui-même :
- au premier degré, l’équerre sur le compas rappelle que le franc-maçon doit d’abord travailler sur sa propre matière avant d’espérer pouvoir penser par lui-même et agir positivement dans le monde,
- au second degré, l’équerre et le compas entrelacés évoquent une harmonie entre intérieur et extérieur, entre pensée et action, entre « moi » et les autres,
- au troisième degré, le compas sur l’équerre annonce l’ouverture du champ de la spiritualité : désormais, l’individu pense et agit conformément aux grandes lois universelles, notamment la loi d’unité et la loi d’Amour.
Il ne s’agit pas ici d’associer la pensée et l’action à l’équerre ou au compas, mais de comprendre les étapes qui mènent à une pensée pure et à une action juste.
Tentons de voir ce que recouvre le « vaste domaine de la pensée et de l’action ».
Voir aussi notre liste de planches au 1er degré
Le vaste domaine de la pensée et de l’action
Originellement nous ne pensons que pour agir. C’est dans le moule de l’action que notre intelligence a été coulée […] La spéculation est un luxe, tandis que l’action est une réalité.
Bergson
Le domaine de la pensée et de l’action se situe, selon le rituel, « bien au-dessus des soucis de la vie matérielle ». La pensée au sens maçonnique est en effet un domaine privilégié, touchant aussi bien à la raison qu’à la spiritualité, un espace non pollué par les contingences et les injonctions liées à notre individualité.
Pour nous, la pensée est normalement dénuée de toute scorie, de toute passion, de tout désir déplacé, de tout objectif individuel. Elle est désintéressée. Elle est rationnelle. Elle est intime aussi : la réflexion est un miroir de vérité sur lequel se fonde notre temple intérieur.
Le franc-maçon tente de tout se dire à lui-même. En ce sens, sa pensée est un véritable effort de libération vis-à-vis de son animalité et de ses instincts, autant que cela soit possible. C’est pourquoi la pensée maçonnique tente de se départir de tout objet utilitaire.
Pour bien penser, il faut donc tenter de dépasser nos pensées immédiates et nos réactions instantanées, effort qui permettra peut-être d’atteindre un niveau de conscience plus élevé.
Idéalement, lorsqu’elle va jusqu’à dépasser la dualité, la pensée tend à exprimer l’unité cosmique, dans une conciliation des contraires qui invite à l’équilibre, à la compréhension et à la paix. Déjà pointe l’action juste, universelle…
De la pensée à l’action
Une action est une pensée qui se manifeste.
Paolo Coelho
La pensée peut déboucher sur une parole, sur une action, ou s’en tenir au silence, synonyme d’humilité. L’action juste devrait toujours se fonder sur une pensée humble, prudente, mesurée, ouverte et désintéressée. Plus facile à dire qu’à faire…
En réalité, le franc-maçon n’est pas celui qui pense toujours parfaitement. Il est plutôt celui qui sait faire le tri dans ses pensées : il procède à un jugement critique de ses propres idées, il suspend ou rejette celles qui comportent trop de défauts, trop d’orgueil. Il est « lucide ». Il est aussi celui qui s’abstient d’agir lorsqu’il a un doute.
Un homme ça s’empêche.
Albert Camus
Je doute, donc je suis franc-maçon.
Comment agir ?
L’action au sens maçonnique est normalement dénuée de toute ambition. Mais alors, comment agir, sachant que nos actes sont par définition motivés, sous-tendus par des objectifs qui nous concernent individuellement ?
Car même les intentions les plus nobles sont mues par des ambitions personnelles : j’agis pour me donner bonne conscience, pour me libérer de mes angoisses, pour donner un sens à ma vie, pour satisfaire mon besoin d’être aimé…
En réalité, la définition de l’action maçonnique, pour être véritablement désintéressée, devrait pratiquement recouper celle du non-agir taoïste. Dans le taoïsme, le non-agir (wuwei) ne signifie pas « absence d’action », mais plutôt le fait d’agir dans l’ordre des choses, en étant conscient que ce sont des forces supérieures, pour la plupart inconnues, qui dirigent chacun de nos actes.
Cette forme de renoncement libère un espace de compréhension et d’acceptation. Car le non-agir est aussi un non-juger. Cet espace, paradoxalement, permet de concevoir une action plus efficace et plus durable.
Avoir sans posséder,
agir sans rien attendre,
diriger sans tenter de contrôler :
ceci est la suprême vertu.
Tao Te King, 10
Bien penser, bien agir ?
Au sens commun, la pensée se place dans l’alternative du vrai et du faux ; l’action quant à elle s’inscrit dans celle du bien et du mal. Or la pensée noble et l’action juste dépassent ces aspects binaires.
Autrement dit, vouloir agir, c’est considérer que certaines choses vont mal, ce qui n’est qu’un point de vue. Vouloir corriger les choses, c’est peut-être se tromper ou aboutir à une situation pire que celle du départ.
En réalité, changer le monde, c’est d’abord se changer soi-même : c’est abandonner ses illusions, ses jugements et ses certitudes. C’est comprendre avant de juger. C’est explorer les causes. C’est analyser, étudier les situations, questionner au lieu d’apporter des réponses toutes faites.
En se comportant ainsi, le franc-maçon gagne en respectabilité, il montre l’exemple : c’est de cette manière qu’il agit concrètement et efficacement, c’est de cette façon qu’il peut aider, assister et rassurer ses pairs.
Il faut toujours prier comme si l’action était inutile
et agir comme si la prière était insuffisante.
Thérèse de Lisieux
Conclusion
Est-il réellement possible de développer une pensée juste, débouchant sur une action juste ? La moindre de nos pensées n’est-elle pas sous-tendue par un objectif égoïste ? A chacun de tenter de répondre à cette question.
Reste l’Idéal vers lequel nous marchons : celui d’une pensée qui serait tournée avant tout vers les autres, une pensée large, capable d’inclure et de comprendre même ce qui nous dérange.
Former la chaine d’union, c’est tendre toujours plus vers cet idéal. C’est se recueillir en soi et avec les autres. C’est relier l’individuel à l’universel…
Avant de songer à réformer le monde,
à faire des révolutions,
à méditer de nouvelles constitutions,
à établir un ordre nouveau,
descendez d’abord dans votre coeur,
faites y régner l’ordre, l’harmonie et la paix.
Ensuite, seulement,
cherchez autour de vous des âmes qui vous ressemblent,
et passez à l’action.
Platon, La République
Ce livre numérique pdf (114 pages) comporte 33 planches essentielles pour approfondir les thèmes et symboles du premier degré maçonnique.
Il offre des points d’appui dans le labyrinthe des objets et concepts à décrypter.
Modif. le 14 septembre 2025