Qu’est-ce que le détachement selon Maître Eckhart ? Comment se détacher sans devenir indifférent ? Voici une approche spirituelle du détachement.
Johann Eckhart a prononcé, au début du XIVe siècle, une homélie fulgurante sur le concept de abegescheidenheit (la déprise, le détachement), selon lequel pour atteindre la simplicité et la limpidité du Néant originel, il faut abandonner toute volonté et tout désir de quoi que ce soit, y compris de Dieu.
Maître Eckhart, comme de nombreux mystiques, a voulu transmettre par des mots, la vérité de l’Absolu qu’il avait approché. Ses sermons, ses traités et son poème Le grain de Sénevé tendent tous à nous faire accéder à l’Un sublime qu’il a connu.
Dominicain, de l’ordre des Inquisiteurs donc, Maître Eckhart a eu la responsabilité de veiller sur les penchants hérétiques des femmes libres, intelligentes et illuminées de foi qui peuplaient les 74 monastères féminins régis par sa hiérarchie, ainsi que les nombreux béguinages qui se développaient à l’époque en Europe du nord.
Ce sont ces nobles dames qui ont mis par écrit, en moyen haut allemand, les sermons prononcés par Maître Eckhart dans leurs maisons.
Voici une approche spirituelle du détachement.
Le détachement en spiritualité : définition
Qu’est-ce que le chemin vers le détachement ? Est-il possible de vivre (selon) les préceptes de Maître Eckhart ?
S’agit-il d’un chemin vers le détachement, ou plutôt du détachement comme chemin ? Car le détachement est le moyen d’atteindre en soi « le désert tranquille où l’on ne voit jamais de différence »…
Ce havre de paix totale, où, selon les expressions d’Eckhart, « le repos est mobile », où « la divinité est ineffable », où « le néant est anonyme », ce havre serait en chacun de nous.
Tout être humain détient en lui-même, nous dit Eckhart, un bout de l’âme, ce « désert tranquille », un « château fort » où la vie s’épanouit, où tout est Un sans aucune différenciation. Retrouver ce fondement de l’âme est à la portée de tous. Il s’agit de raviver l’étincelle en nous et de se laisser entraîner vers un déferlement d’amour.
Maître Eckhart propose une voie intérieure qui est une voie vers le haut. Par le détachement, il est possible, nous dit-il, de trouver son propre « désert tranquille ».
Détachement et Béatitudes
Dans ses sermons, Maître Eckhart s’appuie sur les Béatitudes pour indiquer les voies du détachement.
Ainsi, dans le sermon 52 : « Bienheureux les pauvres d’esprit car le royaume des cieux est à eux » ; la pauvreté d’esprit devient un aspect du détachement. Il faut se dépouiller des idées, des volontés, des certitudes pour se libérer. L’intellect et le mental gênent la déprise. Nous savions que le cerveau gênait la voie du cœur… Les simples d’esprit s’abandonnent à Dieu et livrent leur destin au ciel. Le processus mystique est un retour progressif en soi-même, vers le moi qui surmonte l’ego avide de conquérir, de posséder, de connaître, de comprendre.
Dans un autre sermon : « Bienheureux les cœurs purs, ils verront Dieu », le détachement consiste à dire adieu à l’honneur, au profit, au talent, à la sainteté, à la récompense, afin de laisser Dieu être en soi. Pour Maître Eckhart, Dieu commence où se termine « la créature ». Il faut donc s’efforcer d’effacer la créature en soi, pour laisser Dieu prendre sa place. Dès lors, toutes les forces de l’âme prennent vie, et l’individu reçoit en un instant plus de sagesse que quiconque pourrait lui enseigner.
Chacun doit donc se libérer de toute convoitise, rechercher la pauvreté d’esprit, et la pureté de cœur, être vide de toutes les images qu’il s’est forgées de lui-même, de Dieu, de l’au-delà, du ciel et de l’enfer. Vide de Dieu afin de le laisser venir tel qu’il est…
Qu’est-ce au fond que le détachement ?
Le détachement n’est pas un ascétisme : il ne prône ni insensibilité, ni absence, ni apathie, ni désaveu ou rejet du monde.
Il serait plutôt un travail de connaissance de soi qui aboutit à « une présence-à-soi-même », un « être-à-soi-même », ou encore un « être-un-avec-soi-même », et même un « reposer-dans-soi ».
Le linguiste Hoffmeister, dans le dictionnaire des concepts philosophiques, indique :
Ce qu’il faut lire dans le mot de détachement, c’est la liberté du vide, du sans-prise réelle sur quoi que ce soit d’autre que ce qui est.
« Ce qui est » étant le tout originel sans aucun ajout. Même pas l’ajout de Dieu, ce qui vaudra à Maître Eckhart sa condamnation pour hérésie par l’Eglise…
Peut-on concilier détachement et incarnation ?
Comment un être humain peut-il à la fois vouloir se déprendre du monde visible, terrestre, matériel, pour atteindre son « désert tranquille », et assumer en même temps sa condition, sa responsabilité, vis-à-vis de lui-même et vis-à-vis d’autrui, en conscience ?
Que nous dit Maître Eckhart sur l’Homme dans la cité ? Que devient l’Être qui repose-en-lui par le détachement, qui trouve le Néant de « Celui qui Est » ? Que devient l’Homme devenu cela ?
Ici se justifie le mot « incarnation ». Ce mot évoque généralement, dans notre culture, la naissance du Christ, incarnation de Dieu en l’Homme.
Maître Eckhart donne deux exemples d’êtres « tout-à-leur-tâche », deux exemples extrêmes, parfaits : la Vierge Marie et le Christ, immobiles en eux-mêmes, au-delà des distractions, au-delà des souffrances, immobiles sans plus vaciller qu’une montagne de plomb effleurée par le vent.
Et Maître Eckhart cite Paul, comme souvent :
Je vis et pourtant ne vis pas ; c’est Christ qui vit en moi.
Pour l’être détaché, toute réalité trouve sa densité véritable : tout doit pouvoir être vécu dans la liberté et la bonne distance, sans peur aucune, avec la joie de la Lumière, dans l’instant présent.
L’être détaché peut vivre pleinement amour, humilité, miséricorde, partage, charité. Avec le Dieu de Maître Eckhart, il n’existe pas d’opposition, de frontière ou de voile, entre l’intérieur et l’extérieur de l’Être. L’harmonie est atteinte.
La notion d’immobilité intérieure tient une grande place dans l’aboutissement de la voie du détachement. Cette immobilité devant les tourments ou les passions de la vie n’est pas sans rappeler le non-agir du taoïsme, ou encore la sagesse de l’homme qui parle à son fils, dans le texte de Rudyard Kipling If. Ce texte donne de nombreuses indications concrètes sur la façon de vivre l’incarnation, en homme digne de ce nom.
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Conclusion
Comment, à notre échelle d’humains du XXIe siècle occidental, rêver du détachement et agir en responsabilité ? Comment mettre en œuvre le détachement, pour atteindre le château de Celui qui Est, et dans le même temps vivre incarné dans son siècle ?
C’est que détachement n’est pas uniquement contemplation ou ascèse. Le détachement est une méthode de connaissance de soi qui conduit à l’Unité, cette Unité de soi avec le cosmos, dans un temps et un espace immobiles de l’Être.
Atteindre cette paix intérieure qui rejoint le Un n’exclut pas, dans la vie extérieure, c’est-à-dire en relation avec autrui et la société, de s’engager pour les valeurs supérieures de justice et de vérité.
Ysabeau Tay Botner
Pour aller plus loin :
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Modif. le 24 juin 2025