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Le mythe de Lucifer et la question du mal

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Le mythe de Lucifer : d’où vient la légende de l’ange déchu ? Que nous apprend ce mythe ? Comment éclaire-t-il la question du mal ? Approche symbolique et initiatique.

Lucifer… L’image du tentateur diabolique a remplacé celle d’Instructeur primordial de l’humanité. Pourquoi ? Au nom de quel ordre divin, au nom de quelle confusion entre Lucifer et Satan, les théologiens chrétiens condamnèrent-ils comme maléfique un Initiateur, et à travers lui, les hommes qui voulurent connaître la destinée et le sens de la vie ?

Lucifer, du latin lux (lumière) et de ferre (porter), désigne étymologiquement l’ange porteur de lumière. Dans la deuxième Epître de Pierre (1-19), Lucifer est aussi l’étoile du matin, parfois assimilé au Christ. Déjà, pour les Grecs Anciens, phosphoros (celui qui amène la lumière) correspondait à Vénus, l’astre du matin, lequel se retrouve sous le nom de Lucifer dans la mythologie romaine.

A cette idée d’étoile, de guide et de lumière, est associée l’émeraude, symbole de la pureté divine. Le mythe de Lucifer nous dit que l’émeraude serait tombée du front de l’ange. Quittant la tête, siège de l’esprit, pour tomber dans le domaine matériel, la chute cosmique de l’émeraude sur la Terre évoque l’image symbolique de la corruption de l’esprit dans la matière. L’Eglise chrétienne, déformant le mythe, y verra la lutte des ténèbres contre la Lumière et construira son dogme du péché originel.

Mais, n’en déplaise à l’orthodoxie de l’Eglise, Lucifer demeure une entité angélique supérieure, ayant rang de chérubin. Il appartient en effet au chœur des anges, du grec angellos, signifiant messager. Lucifer est donc bien le messager divin qui porte la Lumière à l’humanité. Détenteur de la sagesse et de la Connaissance, il agit sous le contrôle de son supérieur hiérarchique, l’archange Raziel.

Aux premiers temps de l’Eglise, Lucifer était un prénom. On a connu, vers 350, l’évêque Lucifer de Cagliari. Ardent défenseur de la foi de Nicée, ses thèses furent qualifiées de « schisme luciférien ».

Notons encore qu’en alchimie, Lucifer symbolise la pierre brute, matière initiale de l’œuvre qui, sous des aspects grossiers, contient toutes les potentialités à venir ; elle est la Lumière éclairante, l’étoile guidant le mage jusqu’à « l’enfant philosophal ».

Ce n’est qu’au Moyen âge que Lucifer et Satan seront confondus. Or le mot satan, d’origine chaldéenne, ne désignait pas une entité mais bien un concept métaphysique, celui d’adversaire ou d’accusateur. C’est le christianisme qui fera de Satan un nom propre personnifiant la cause du mal ; il s’en suivra un amalgame entre Satan, Lucifer, le Serpent, le Dragon et l’esprit du mal, au mépris de la symbolique traditionnelle.

Entrons plus profondément dans le mythe de Lucifer et sa signification.

Les traces d’un homologue luciférien dans l’Histoire sont à rechercher dans les cosmogonies qui développèrent, les premières, l’idée d’une involution de l’humanité dans la matière, d’une chute consécutive au dualisme entre un « dieu blanc » et un « dieu noir », c’est-à-dire un partage entre les notions de Bien et de Mal.

Ne cherchons pas chez les Celtes… Aux antipodes du dualisme, le druidisme enseignait l’harmonie et l’unité sous toutes les formes manifestées du divin. Le mal n’était qu’un bien imparfait, le mensonge une vérité relative, le calme et la tempête de simples composantes de la Mer nourricière… Dans une éthique universelle de la beauté, le désordre ne pouvait être qu’occasionnel puisque le monde demeurait l’expression de l’harmonie divine, visible dans la Nature.

Ne cherchons pas non plus le diable en Egypte où l’idée de damnation est étrangère à la religion, ni dans la Grèce antique où, comme le souligne Gérald Messadié, « le diable fut chassé par la démocratie ».

C’est du côté de l’actuel Iran, lors de l’installation des antiques peuplements indo-européens, qu’il faut voir les prémices de la première religion opposant un Diable unique à un Dieu unique, bien avant Zoroastre. La religion préexistante avait déjà inclus les notions de salut individuel avec son corollaire, la damnation. Cette vision fonde le mythe pré-zoroastrien de Mithra.

Parfois comparé à Jésus, ce prophète assura la médiation entre les deux manifestations du dieu bisexuel Zurvan : Ahura Mazda, le dieu bon, et Ahriman, son opposé, le diable. Le zoroastrisme engagea une réforme progressive du védisme qui aboutit finalement à un monothéisme, consacrant Ahura Mazda comme seul dieu Créateur de l’Univers. Dans les Gâthas, livres sacrés du zoroastrisme, il est fait mention de sept péchés capitaux mais aussi des démons Azazel, Léviathan et Rohah combattant avec les forces maléfiques de Ahriman.

La filiation judaïque paraît évidente et nous pensons avec Messadié que « cette conception théologique du monde est si étroitement identifiée avec celle du christianisme qu’on se prend à songer que les pères de l’Eglise ont lu les Gâthas, s’ils ne les ont pas copiés ».

Notons enfin qu’au IIIe siècle, un autre prophète iranien, Mani (ou Manès) reprendra l’œuvre de Zoroastre pour la systématiser selon la dualité bien connue du manichéisme : opposition matière-esprit, bien-mal, avec cette idée que seule l’incarnation donne prise aux forces démoniaques.

Au cours des âges, le diabolique, la damnation et la pénitence nourrirent une lignée de concepts théologiques dualistes qui, du védisme, au zoroastrisme, au manichéisme, au gnosticisme, au judaïsme, au christianisme et à l’Islam conduisit jusqu’au catharisme.

L’idée d’un conflit primordial est présente dans la Kabbale hébraïque. Selon le schéma bien connu de l’Arbre de Vie, les trois séphiroth supérieures, centres des énergies et émanations directes de l’Unité, à savoir Kéther, Hochmah et Binah, symbolisent l’idée du conflit nécessaire.

Le cabaliste Haziel énonce clairement le principe de la création involutive :

Les trois centres énergétiques supérieurs constituent une unité. Dans cet univers de Lumière, un seul genre de vie était possible, celui des Dieux. Si l’Elohim-créateur voulait créer une vie inférieure à la sienne, pour lancer de nouveaux êtres dans le torrent de l’évolution, il devait créer en lui-même une zone d’obscurité afin qu’une nouvelle vie puisse évoluer dans cette ombre.

Ainsi, pour passer à un plan de vie inférieur, fallut-il envisager une involution dont la séphira Binah serait le rouage, la zone obscure nécessaire… Or, certaines énergies constitutives de la séphira Binah refusèrent de quitter la lumière ; ce sont ces forces hostiles au destin divin qui furent précipitées dans l’abîme afin que le plan s’accomplisse. Depuis, elles poursuivent une destinée parallèle….

Cette vision cosmogonique de la Kabbale inspira-t-elle le dogme chrétien de la chute des anges ? C’est probable mais avec cette différence notoire que dans la Kabbale, la nécessité conjointe du Bien et du Mal échappe à l’idée de morale. Ce qui n’est pas le cas dans le christianisme…

Les récits connus à travers le Nouveau Testament font de Lucifer le chef des anges révoltés par orgueil contre Dieu. Un immense combat cosmique voit s’affronter la légion des « bons » anges conduite par l’Archange saint Michel et la légion des anges révoltés entraînée par Lucifer. L’issue est une victoire provisoire du Bien sur le Mal, entraînant la disparition de Lucifer et de ses légions dans les abîmes.

L’Apocalypse en témoigne :

Et il y eut combat dans le ciel (…). Et le grand Dragon, l’antique serpent qui a nom Lucifer et Satan, le séducteur du monde entier, fut précipité sur la terre…

Nous retrouvons ce thème dans le Livre d’Isaïe :

Oh ! Quelle chute as-tu faite du haut des cieux, Astre du matin, fils de l’Aurore !…. Tu disais dans ton cœur : j’escaladerai les Cieux, j’érigerai mon trône sur les étoiles de Dieu ; … Je serai l’égal du Très Haut. Et te voilà précipité dans le sépulcre dans les profondeurs de l’abîme.

Ce ne serait qu’au début du IIIe siècle que la fable d’un Lucifer opposé à Dieu prit corps dans la théologie chrétienne. Marcion fut le propagateur d’une thèse ancienne selon laquelle les maux de l’humanité (violence, ambition, ignorance, orgueil…) seraient l’œuvre du Créateur au même titre que le Bien. Ainsi, le Mal devenait une excroissance du Bien, l’un et l’autre inclus dans le plan divin… Or Marcion fut condamné et l’orthodoxie développa la légende de l’ange rebelle.

Lucifer, évoluant dans la proximité du Créateur, voulut usurper le pouvoir et s’emparer du trône céleste. Mais Jéhovah, découvrant le complot, chassa du Paradis le bel Archange et ses partisans ; ils furent exilés sur Terre dans le sombre domaine des Enfers. Déchu mais non vaincu, Lucifer repartit à la conquête du monde en charmant d’abord le couple adamique que Jéhovah avait placé dans le jardin d’Eden. La suite est bien connue : l’ange séducteur offrit la pomme de la connaissance de l’arbre de la science ; Eve ne sut résister au fruit luciférien qu’elle goûta, entraînant ainsi la descendance adamique dans le péché, l’incarnation et la matérialité… Depuis, l’Homme aspire à l’Eden perdu mais reste prisonnier du démon.

Car Lucifer demeure l’intelligence sublime qu’il était originellement, ce qui lui permet de développer son influence maléfique et de tenir le Bien en échec. Sous le nom de Satan, il s’efforce, depuis le péché originel, d’attirer les créatures pour empêcher l’action rédemptrice du Christ. Toutefois, à la fin des temps, la magnanimité de Dieu conduira au pardon de l’Ange rebelle qui retrouvera sa mission céleste de porteur de lumière. Ce thème est au cœur de la littérature dont la plus belle expression fut donnée par Victor Hugo dans La Fin de Satan.

Le mythe soulève la problématique du mal à travers la rébellion, l’orgueil, la soif de pouvoir, la tentation, l’usurpation de la Connaissance, autant de questions d’ordre éthique, sans oublier le plus important : le Mal antagoniste du Bien dans la vision manichéenne d’un affrontement des forces cosmiques.

Symbole antique de la force vitale, le serpent de la Connaissance (l’Ouroboros) fut associé sans discernement au mythe de la chute. Dans la Genèse biblique, il devient l’animal rusé, tentateur, doué de la faculté de corrompre l’esprit humain pour l’entraîner vers le mal. Cette confusion vient d’une déformation des connaissances antiques par l’Eglise, les faisant passer du domaine ésotérique à celui de l’exotérisme.

L’antique Serpent incarnait la Connaissance salvatrice donnée aux hommes. Il était le symbole de la Lumière et de la Vie par la double force du bien et du mal qui l’animait et produisait l’énergie vitale. D’ailleurs, sa marche illustre bien l’idée d’une vibration.

Selon diverses traditions cosmogoniques (mais aussi pour l’ésotérisme chrétien et le gnosticisme) le serpent symbolise l’animal incarnant la sagesse. C’est à lui qu’est dévolu le rôle d’éveilleur de l’humanité. Les Celtes avaient la Vouivre (sorte de serpent ailé) pour symbole de vie et dans les religions antiques le serpent se confondait avec le Dragon, autre animal mythique lié à la constellation du même nom d’où seraient venus les premiers Instructeurs de l’humanité.

L’Antiquité représentait le Dragon comme un animal unique à deux têtes montrant la dualité que l’on retrouve dans la force de la vie qui se matérialise en une force duelle positive-négative. L’analogie graphique est évidente avec le caducée d’Hermès.

Serpent, Vouivre, Dragon, bons Géants, demi-Dieux, sous divers vocables nous retrouvons des entités supra humaines porteuses de Connaissance et de Lumière… N’hésitons pas à ranger Lucifer dans cette catégorie, ainsi que Jésus dans sa mission d’instructeur venu révéler aux hommes la voie du salut. D’ailleurs, le Christ est parfois assimilé à Lucifer ; certains hermétistes associent même Jean l’Evangéliste à Lucifer. Rien d’étonnant : le baptême par le Feu est aussi le baptême par l’Esprit.

Une interprétation sectaire des Epîtres et des Evangiles voit en Satan une entité opposée et concurrente à Dieu. L’Eglise en a fait un diable cornu, propre à frapper l’imagination médiévale.

La laborieuse construction des pères de l’Eglise et des théologiens qui suivirent, dont saint Augustin , visait à exacerber la culpabilité du chrétien pour fortifier le pouvoir temporel de l’Eglise ; le péché originel, la peur de Satan et la crainte de l’Enfer furent des armes pour brider les consciences.

Cette particularité du christianisme à présenter le Mal comme une entité distincte n’était pourtant pas dans l’esprit des textes. Selon Michel Coquet, Satan n’a jamais été une entité, mais seulement « le principe antagoniste ancré dans la matière elle-même ».

La Tradition occultiste porte sur le Mal un regard très différent de celui des théologiens chrétiens qui condamnèrent l’idée du Mal émanant de la création. Comment admettre que le dieu de la haine soit le même que le Père de Jésus ?

La thèse du Mal inhérent au Bien, frappée d’hérésie par l’orthodoxie romaine, fut celle des gnostiques. Pour l’hermétisme héritier des mystères antiques, le Mal est une composante nécessaire à l’idée d’Evolution. Le monde inférieur, celui de la matérialité temporelle et de l’incarnation, est appelé à évoluer du lourd au subtil et, dans ce projet, le Mal constitue le facteur qui rend possible le dépassement. Autrement dit, la nature humaine doit intégrer le Mal pour s’élever vers des niveaux supérieurs.

Ecoutons les propos que Bernard Werber prête à Satan, alias Samaël :

Je suis le plus indispensable de tous les anges. Je séduis les ignorants, je les pousse dans leurs mauvais penchants pour mieux leur prouver leur ignorance… Ne dit-on pas qu’avant de progresser il faut toucher le fond ? J’aide les gens à toucher le fond… Je suis au service du Bien, mais peut-être de façon trop originale pour que vous le compreniez.

Serge Hutin, martiniste et franc-maçon, développe la même idée traditionnelle :

Il faut concevoir le mal et les ombres comme des éléments nécessaires au déroulement et au déploiement harmonieux de l’ensemble. Donc concevoir la nécessité métaphysique d’intégrer le Mal lui-même dans le plan divin.

Selon les lois de l’hermétisme, il faut donc imaginer le négatif comme composante nécessaire de l’évolution, partageant l’affirmation de René Guénon :

Le véritable ésotérisme est au-delà des oppositions qui s’affirment dans les mouvements extérieurs qui agitent le monde profane.

Oui, des vérités supérieures échappent à nos ressentis et à notre raison d’hommes de chair. La nécessité métaphysique du Mal ne participe pas de la morale ordinaire…

Qu’en est-il sur le plan cosmique ? Selon Eliphas Lévi, « les lois occultes sont souvent diamétralement opposées aux idées communes. Ainsi par exemple, le vulgaire croit à la sympathie des semblables et à la guerre des contraires ; c’est la loi opposée qui est vraie. »

Ainsi, dans cette perspective dynamique de l’évolution humaine, Lucifer incarne la face obscure, le pôle négatif du champ de forces qui activent l’évolution cosmique. Nous sommes donc loin des lois humaines qui veulent que le Mal soit néfaste quand le Bien serait bénéfique. D’ailleurs, dans le monde profane, le Bien ne serait pas qualifié, demeurerait inconnu et n’effleurerait pas notre conscience sans la conceptualisation du Mal. Oui, le Mal est le révélateur du Bien et inversement, dans une réciprocité qui permet à la conscience de mesurer la dynamique de ces deux pôles.

Citons encore Stanislas de Guaita :

L’utilité contingente du mal s’explique par la loi des Contraires, et la solution du grand problème peut, ésotériquement du moins, se formuler en ces termes : le Mal s’oppose momentanément à la norme du Bien pour manifester celle-ci dans l’éternité de son triomphe. Dieu ne tolère le péché originel, cette infraction, qu’à titre de gestation ténébreuse et transitoire, d’où doit éclore le Bien positif et superlatif.

Au regard de la Tradition, les notions de Bien et de Mal échappent à notre échelle de valeurs éthiques et morales. Ces deux forces cosmiques complémentaires ne sont qu’une, sans que le Bien soit positif quand le Mal serait négatif.

Les courants électromagnétiques illustrent assez bien l’idée de pôles associés qui, dans leur complémentaire opposition, génèrent l’énergie, c’est-à-dire la vie. Où sont, dans cet exemple, les questions d’ordre moral ?

Lucifer demeure un Initiateur, même s’il doit être tué, selon l’adage souvent cité et mal compris : « L’Initié tuera l’Initiateur ». Alors, l’image du « mort qui sait » nous fera changer de plan, nous renvoyant, en symétrie, au vivant qui erre dans l’ignorance du savoir oublié.

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Modif. le 11 août 2025

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