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Le cabinet de curiosités, miroir de l’Homme et de la Création

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Qu’est-ce qu’un cabinet de curiosités ? Quel sens, quel symbolisme ? Comment expliquer le succès des cabinets de curiosités à partir du XVIe siècle ?

Un cabinet de curiosités fige sous la poussière des objets collectionnés au fil de voyages passés. Le petit musée aurait tendance à emprisonner les différences et arrêter le temps dans une observation immobile. Et pourtant, ce lieu de méditation offre à celui ou à celle qui s’y pose, un miroir fragmenté sur soi et sur le monde. Il s’agit d’une invitation à découvrir monstres et merveilles qui peuplent le dehors, comme le dedans de soi, dans de lointains et mystérieux paysages.

Mais au fait, qu’est-ce qu’un cabinet de curiosités ?

Apparu au XVème siècle, le mot « cabinet » désigne à l’origine une petite chambre retirée servant de dépendance à une plus grande pièce. Au XVIe siècle, il s’agit d’une pièce où l’on conserve des objets précieux, ou encore d’une pièce où l’on se retire pour réfléchir, pour travailler.

L’esprit de la Renaissance, qui crée en Occident un bouleversement majeur dans les représentations du monde, va engendrer de nombreuses innovations, notamment dans les domaines de l’art, de la science, de la technologie, de la philosophie, de l’économie, de la politique. Le XVIIe siècle se caractérise par de multiples et décisives découvertes dans tous les domaines, ainsi que l’exploration du ciel et de la terre, ou la colonisation des continents par les puissances européennes. De grands esprits ouvrent alors les voies qui permettront aux Lumières de briller au XVIIIe siècle.

Le cabinet de curiosités apparaît quand scientifiques, voyageurs, explorateurs et artistes souhaitent partager leurs étonnements avec leur continent d’origine, l’Europe, dès le XVIIe siècle.

La haute figure d’Antoine-Joseph Pernety incarne à la fois réflexion et curiosités. En effet, ce moine bénédictin est naturaliste, alchimiste et écrivain. Érudit, cultivé, il étudie l’hermétisme, les doctrines mystiques, les fables égyptiennes et grecques, la théosophie et parcourt les Amériques, dont les îles Malouines avec Bougainville, et la Patagonie, sur les traces de Magellan.

Savoirs et Connaissance se conjuguent dans l’existence de Pernety. Avec Pernety, nous assistons à l’alliance féconde de la saine curiosité de l’univers et des Hommes, et du travail de connaissance de soi pour un progrès spirituel, sous l’égide de l’alchimie : les savoirs se mettent au service de la Connaissance. Les principes fondamentaux de l’Académie platonicienne sous-tendent l’architecture d’ensemble de cette pensée.

Le cabinet de curiosités symbolise la projection de l’esprit humain sur les choses de la Nature, comme une philosophie. Grâce à l’intérêt porté au dehors, le visiteur motivé pourra à la fois changer de dimension personnelle et espérer contribuer à l’évolution favorable du monde qui l’entoure. Relier sa personne, aussi aboutie soit-elle, à l’Autre, à l’extérieur, au différent, à l’étrange inconnu, à l’univers auquel nous appartenons, relève bien d’un projet de progrès sur soi.

Le plus prestigieux des cabinets de curiosités est probablement celui de Rodolphe II, empereur du Saint Empire romain germanique, dans son Palais de Hradcany, à Prague.

Petit-fils de Charles Quint, Rodolphe II a hérité d’une tradition Habsbourg de Cabinets des Merveilles, Cabinets des Arts et Cabinets des Sciences, transmise par son ascendance, les empereurs Ferdinand II et Maximilien II. Savants de toutes disciplines, artistes, artisans, hermétistes, alchimistes, musiciens, magiciens, astronomes, astrologues ou philosophes se croisent à Vienne, puis à Prague, dans les salons impériaux. Rodolphe II enrichit vertigineusement les collections déjà glorieuses de ses ancêtres.

Tout ce que la Nature produit, par ses règnes, tout ce que l’Homme crée, par son génie, le passionnent, et intéressent bon nombre de monarques de l’époque.

Dans les cabinets de Rodolphe, se trouvent : « …. des émeraudes de Perse, des diamants taillés par Rodolphe lui-même, un grain de la terre dont Dieu fit Adam, ainsi que la baguette de Moïse ». Parmi ses talismans : « des racines de mandragore, des fœtus, des dents de baleine, des coraux, des cornes de rhinocéros, une fourrure tombée du ciel, la mâchoire d’une sirène grecque, des clous de l’Arche de Noé, l’image d’un démon emprisonné dans un cristal, des têtes de mort taillées dans le quartz ou l’agate. Ce qu’il recherchait surtout, c’était des bézoars, concrétions formées dans l’estomac de certains animaux, et dont on vantait les vertus d’antidotes ».

Rodolphe II évolue dans une période où les quatre mousquetaires de la Science astronomique qui vont se succéder sont Copernic, Galilée, Kepler et Newton. Proche du Danois Tycho Brahe, auteur du « Catalogue des Étoiles », Rodolphe est (surtout) curieux d’astrologie. Il faut dire qu’à sa naissance, ses parents ont fait faire son horoscope par Nostradamus.

Le règne de Rodolphe II correspond en Europe à un foisonnement intellectuel, culturel, philosophique, qui laisse fusionner raison et intuition. Le Cabinet des Merveilles de Rodolphe en témoigne. Une effervescence extraordinaire mélange toutes les découvertes, tous les concepts, dans un creuset à la fois chimique et alchimique, chrétien et kabbalistique, ésotérique et artistique. Rodolphe II se définit comme néo-platonicien, hermétiste plus que chrétien, et érasmien.

Ce foisonnement international des esprits sera brutalement éteint par la guerre de Trente ans, qui ensanglante l’Europe entière, dès 1618. L’influence grandissante des écrits de René Descartes, qui publie en 1628 ses « Règles pour la direction de l’esprit », et en 1637 son « Discours de la Méthode » sonnera l’abandon des extravagances poétiques et surtout alchimiques des savants fous de la Bohème du XVIe siècle.

Le latin curiositas désigne « le soin, le désir de connaître ». Au singulier, la curiosité se définit par l’empressement à découvrir, connaître, comprendre. Par « métonymie » (extension), au pluriel, les curiosités évoquent plutôt « des objets, ou des phénomènes rares, étranges, remarquables ».

Ainsi, au singulier, la curiosité pourrait plutôt s’inscrire comme une vertu, c’est-à-dire comme une valeur et une force. Elle est un déclencheur, qui nous pousse à chercher, explorer, étudier. La curiosité lance, et relance, les cherchants sur leur chemin de progression vers la Connaissance. La curiosité est une étincelle qui met, et remet, le feu aux poudres de la maïeutique socratique, dans le respect du précepte Connais-toi toi-même, inscrit au frontispice du Temple de Delphes.

L’envie de découvrir l’univers, au sens terrestre du terme, fait également partie des motivations de l’explorateur au service du Roi, ou de l’Empereur, au XVIe et au XVIIe siècles. La curiosité des explorateurs et des scientifiques de l’époque moderne pourrait sans doute faire l’objet d’une étude approfondie.

Quels furent les enjeux des expéditions vers les continents lointains, les contrées inconnues, les civilisations mystérieuses ? Les ressorts de l’humanisme et de l’universalisme, du progrès le plus noble au service de la société humaine, ont pu jouer dans le financement des explorations ; mais la tentation de conquête, d’enrichissement et d’exploitation de nouveaux territoires géographiques – ainsi que de leurs peuples -, et de nouveaux espaces de la science, ne peut être écartée des intentions de cette période de l’Histoire occidentale. Le cabinet de curiosités est donc aussi une évocation de la ruée vers l’or des Conquistadors…

Le mot « réflexion » date du XIVe siècle, emprunté au latin tardif reflexio : « retour en arrière ». Le cabinet de curiosités, ancêtre du Museum d’Histoire naturelle, propose à l’observateur une collection d’objets hétéroclites, sans forcément de cohérence, glanés au cours de périples variés, effectués par le passé.

Inertes par définition, ces « choses » mortes relèvent tout aussi bien des trois règnes de la Nature. Conservés dans du formol, ou par dessiccation, grâce à l’alun ou au sel, des échantillons de corps animaux ou humains fascinent autant qu’ils dérangent les spectateurs aguerris ou les béotiens médusés. Batraciens, reptiles, fœtus, oeils, queues, pattes ou dents attisent l’intérêt scientifique ou morbide des visiteurs.

Précisons qu’en Europe, les autopsies du corps humain, considérées au Moyen âge et à la Renaissance comme des atteintes à la dimension sacrée de la personne, n’ont été tolérées qu’à partir de la Réforme, dans certains pays du Nord seulement. En France, les autopsies du corps humain ont été prohibées par l’Église catholique jusqu’à la période révolutionnaire. Les écorchés, les squelettes, révèlent alors progressivement les mystères des systèmes sanguins ou osseux, qui passionnent médecins, chercheurs, et artistes, impatients de maîtriser l’anatomie.

Le cabinet de curiosités renvoie l’observateur à une multiplicité d’aspects de la Création. Tel un miroir fragmenté, ou brisé en mille morceaux, le Cabinet de Curiosités réfléchit des détails du monde naturel, inconnus du spectateur occidental. Qu’il s’agisse de pièces exotiques revenues du bout du monde dans les malles de courageux navigateurs, ou de prélèvements de viscères conservés par d’aventureux chimistes, et de drôles d’apothicaires, les leçons de choses du cabinet de curiosités renseignent sur de nouveaux territoires encore méconnus de l’humanité.

Le cabinet de curiosités offre donc matière à l’expérience scientifique, artistique, philosophique, et engendre, lui aussi, la réflexion des esprits curieux.

Le cabinet de curiosités peut être assimilé à une installation de « vanités », au sens artistique du terme : un memento mori (« souviens-toi que tu vas mourir ») folklorique, où se côtoient crâne de singe, vertèbre de baleine, rostre de belemnite fossile, par exemple.

Le visiteur du cabinet de curiosités n’est que de passage, et se lasse sans doute rapidement des objets offerts à son observation, si sa réflexion n’est pas attisée par le sens de ces propositions.

Tout visiteur du cabinet de curiosités est mis en présence de lointains univers, extérieurs à lui-même. Par l’observation d’objets étranges, ignorés de son quotidien, il ouvre des fenêtres sur l’immensité infinie de la Création, qu’elle soit issue de la Nature, ou du génie humain. Par la vue de ces pièces surprenantes et éventuellement effrayantes, parfois très belles, son imagination va galoper dans les champs de tous les possibles.

Interrogé, émerveillé, épouvanté, le visiteur du cabinet de curiosités ne ressort pas indemne de cette expérience. Avec ou sans guide, il est confronté à la différence, aux limites du monde qu’il connaît, et donc à sa petitesse au regard de la grandeur de la Création. Il peut en retirer un sentiment d’humilité, ou bien… d’arrogance, s’il est pris dans un contexte général de croyance en la supériorité de son groupe d’appartenance. Les expositions universelles organisées en Europe, ou sur le continent nord-américain, à la fin du XIXème siècle et au début du XXème, ne sont pas sans rappeler les cabinets de curiosités des temps précédents. Et même le grand Victor Hugo a-t-il pu être pris en défaut, mis face au fait colonial.

Le cabinet de curiosités attise les peurs : peur de l’inconnu, peur de la mort, perte de maîtrise du monde qui nous entoure, peur des ignorances qui se révèlent par les bizarreries accumulées dans des cases, sans classification réelle, sans ordre chronologique. Le cabinet de curiosités donne à voir, comme un sextant désarticulé, quelques fragments du chaos qui dépasse le genre humain. Il est un reflet de la disharmonie apparente du monde. Mais il est aussi un moyen de dépasser la peur…

Les nouveaux territoires que le XXIe siècle réserve à nos curiosités apparaissent tout aussi lointains et mystérieux que ceux de l’Amérique au XVe siècle, ou de Mars au XXe. Le virtuel dans ses déclinaisons -comme les NFT, ou le metaverse, l’intelligence artificielle, le transhumanisme, fascinent et bouleversent déjà le cours de l’humanité. Ainsi, le cabinet de curiosités demeure nécessaire, et devient évolutif, pour nous instruire de notre avenir.

Pourrait-on parler d’analogie, entre ce qui est en dehors, et ce qui est en dedans, ainsi qu’Hermès Trismégiste le propose dans la Table d’Émeraude, entre ce qui est en haut et ce qui est en bas ? Ou encore entre ce qui se voit, et ce qui relève de l’invisible ?

Le Mystère s’impose aux observateurs du cabinet de curiosités. Le Mystère de la mort questionne, fascine et souvent terrifie.

Dans le cabinet de curiosités, l’exhibition de cadavres animaux, ou d’irrégularités corporelles humaines, desséchés ou prisonniers de bocaux de formol, réveille éventuellement l’angoisse existentielle du spectateur, même amateur de sensations fortes. Dans les cours royales ou impériales où les cabinets de curiosités ont commencé à exister, le privilège de la visite constituait un divertissement, un agrément, ou une affirmation de puissance, à la façon d’un musée, de nos jours. Le cabinet de curiosités annonçait en outre le développement des recherches scientifiques, et les Encyclopédies à venir.

Les cabinets de curiosités sont connus pour leurs collections de papillons, de toutes couleurs, de toutes origines : papillons de jour, de nuit, porte-queue, bleus, noirs, fauves, minuscules ou géants, morpho ou Bombyx. Les lépidoptères conservés dans les globes ou les boîtes des cabinets de curiosités ont été capturés dans la Nature, asphyxiés au cyanure, puis épinglés, ailes déployées, dans leurs tombes vitrées.

Pourtant, une métamorphose mystérieuse pourra s’opérer et transformer l’Être en demande, délaissant sa chrysalide par nymphose. De la matière à l’Esprit, de l’Esprit à l’Âme, la métamorphose est l’une des promesses muettes du cabinet de curiosités. Le papillon n’est-il pas symbole de renaissance ?

A ce titre, le cabinet de curiosités évoque le cabinet de réflexion maçonnique, lieu où le récipiendaire attend son initiation.

L’intuition du visiteur du cabinet de curiosités, à la vue de ce qui lui est proposé, se dirige sans doute vers la notion de « génie créateur ». L’étape de l’éventuelle sidération passée, la Raison prend le contrôle pour poser à l’esprit les interrogations logiques que pourra suggérer le Cabinet, dans sa disparité. Mais ensuite, les questions sans réponse entraînent forcément des conjectures. Et s’imposent inévitablement les limites humaines du « comment », du « pourquoi », et du « qui ? » de la Création.

Le cabinet de curiosités, le Museum d’Histoire naturelle ou l’Encyclopédie, accompagnent dans l’éveil aux savoirs. Et l’acquisition de savoirs met sur la voie de la Connaissance. Le cabinet de curiosités symbolise en ce sens l’esprit des Lumières, qui propose que l’éducation conduise à l’émancipation de chacun et de tous.

Ysabeau Tay Botner

Modif. le 26 mai 2025

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