Quels sont les grands principes de la Kabbale ? Quelles sont les sources de la mystique juive ? Pourquoi s’intéresser à la Kabbale aujourd’hui ?
La Kabbale (« réception » ou « tradition » en hébreu) est une doctrine ésotérique majeure du judaïsme. Elle serait, selon la légende, la tradition orale que Dieu aurait transmis à Adam, Abraham, Isaac et Jacob, et révélée à Moïse sur le mont Sinaï. Cependant, cette loi orale ne s’oppose pas à la loi écrite de la Torah ; elle serait même présente de manière dissimulée dans les textes sacrés, ce qui implique une lecture allégorique des Ecritures.
Ainsi, transmission orale et vérité cachée sont les éléments clés qui expliquent le caractère ésotérique de la Kabbale.
Au-delà de ces aspects, la Kabbale touche à la théologie, à la cosmologie, à la philosophie, à la métaphysique, mais aussi au symbolisme et à la psychologie. Elle propose un grand nombre d’outils et de méthodes pour la pratique spirituelle : concepts, représentations schématiques, méditation, visualisation, respiration, postures, etc.
La Kabbale est une forme de gnose, le but étant de parvenir à la connaissance de la Vérité et à la sagesse. L’objectif est aussi la rencontre mystique avec Dieu. En ce sens, la Kabbale propose une expérience intime dans laquelle le cherchant est face à lui-même, face aux méandres de son âme. Si l’ouverture intuitive et la quête personnelle sont au cœur de la démarche, la raison n’est pas pour autant rejetée.
La quête doit aboutir à la superposition de deux mondes, de deux réalités : la réalité divine et la réalité intérieure. Ce qui signifie que pour entrer en contact avec Dieu, il faut d’abord entrer en contact avec soi-même…
Enfin, notons que la Kabbale n’est pas une doctrine uniforme : il y a des Kabbale, avec de nombreuses différences d’une école à l’autre, et au cours de l’Histoire. On retrouve cependant les mêmes thèmes depuis l’Antiquité.
Avant d’aborder les principes de la Kabbale, tentons d’en retracer l’histoire et les sources.
L’histoire et les sources de la Kabbale
Les origines de la Kabbale sont assez floues. On sait cependant qu’antérieureusement à la Kabbale, le judaïsme a connu une tradition mystique antique, notamment à travers :
- les traditions nées de l’étude du livre d’Hénoch (IIIe – Ier siècle avant J.C.). Plusieurs écrits apocryphes associent en effet le patriarche Hénoch à Métatron, l’ange qui transmet la Parole divine. Dans certains ouvrages de mystique juive, Hénoch est celui qui communique la « révélation » à Moïse,
- le judaïsme synagogal (c’est-à-dire issu des premières diasporas) et l’hellénisme kabbalistique, notamment les enseignements de Philon d’Alexandrie (dit « Philon le Juif », mort vers 45 près J.C.),
- les enseignements du rabbin Shimon bar Yohaï (mort vers 161 après J.C.), auteur légendaire du Zohar (« Livre de la splendeur »), ouvrage clé de la Kabbale qu’il aurait rédigé dans une caverne au moment de la persécution du peuple juif par les Romains.
Les concepts fondamentaux de la Kabbale apparaissent progressivement à partir du IIIe siècle. Le récit de la Création (Sefer Yetsirah, IIIe – VIe siècle) est le premier texte à s’intéresser à la formation du monde par les lettres de l’alphabet hébraïque, auxquelles sont attribués un sens et une valeur numérique ; cet ouvrage décrit aussi les dix Sephiroth. Il est repris et commenté au Xe siècle.
D’autre part, la littérature des Palais (IVe – VIIIe siècle) rassemble un grand nombre de textes kabbalistiques décrivant les visions extatiques du Char Céleste (Merkaba) et du Trône Divin.
Cependant, l’âge d’or de la Kabbale se situe au Moyen âge. Le livre de la Clarté ou de l’Éclair (Sefer HaBahir) est élaboré à partir de sources gnostiques anciennes et finalisé vers 1130 ; il est étudié dans les écoles juives de Rhénanie, puis du Languedoc (Aude, Gard) ainsi que de Catalogne ; il développe la théorie du schéma corporel de l’Etre suprême, reprend celle des Sephiroth et décrit les deux principes masculin et féminin qui composent la puissance universelle.
L’école de Posquières dans le Gard (avec notamment Abraham Ben David et son fils Isaac l’Aveugle) reprend ces concepts de manière remarquable au XIIe et XIIIe siècles, jetant les bases de la Kabbale moderne, approfondissant les notions d’Ein Sof et développant une mystique du Verbe.
L’école de Gérone, en Catalogne, hérite des enseignements de Posquières et les approfondit, notamment sous l’impulsion d’Azriel de Gérone (1160-1238), créateur de la célèbre représentation de l’arbre de vie séphirotique.
En suivant, la Kabbale va considérablement se diffuser en Espagne, notamment en Castille. Un courant extatique, ascétique et postural se développe, visant à l’union suprême avec le divin. Les notions d’arbre de vie et de corps cosmique se précisent.
A la fin du XIIIe siècle, Moïse de León, un rabbin de Castille, rassemble différentes sources et élabore un ouvrage monumental, véritable encyclopédie de la Kabbale : il s’agit du Zohar (Sefer Ha Zohar : « Le Livre de la splendeur »). L’ouvrage prend la forme d’un dialogue entre rabbins et reprend tous les enseignements kabbalistiques.
Après l’expulsion des Juifs d’Espagne (1492), le Zohar se diffuse très vite en Occident et en Orient.
Au XVe siècle, la Kabbale s’épanouit en Italie. Des auteurs chrétiens en reprennent les principes, notamment Pic de la Mirandole. Des ponts s’établissent en outre avec l’alchimie spirituelle.
Au XVIe siècle, l’école de Safed (Galilée) est florissante. Salomon Alkabetz, Moïse Cordovero et surtout Isaac Louria renouvellent l’approche de la Kabbale. Isaac Louria élabore une théorie de la création du monde à travers la notion de tsimtsoum (retrait de Dieu) et d’Adam Kadmon. La Kabbale lourianique se diffusera dans nombre d’écoles rabbiniques d’Europe. Parallèlement, les liens avec la Kabbale chrétienne se resserrent.
Différentes écoles de la Kabbale continueront à se développer jusqu’à nos jours, entre autres en Pologne, en France, à Gaza et plus récemment en Israël, dont certaines resteront célèbres.
Les principes de la Kabbale
La Kabbale se fonde sur l’idée d’une Connaissance cachée qu’il s’agit de pénétrer. Pour cela, le cherchant doit libérer son âme des voiles qui l’encombrent. Il se voit initié à certains outils et concepts qu’il doit s’efforcer de comprendre. Débute alors une ascension, un véritable voyage intérieur.
Les grands principes de la Kabbale sont :
- la transcendance de Dieu,
- le voyage intérieur,
- la Lumière et son retrait,
- Adam Kadmon,
- l’Arbre de vie des Séphiroth,
- la réparation (tikkoun),
- les polarités,
- le symbolisme des lettres et des nombres.
1) La transcendance de Dieu : Ein Sof
Le caractère transcendant de Dieu est central dans la Kabbale. Dieu est Ein Sof (« sans limite ») : il est l’Etre unique, plein, éternel et sans fin, situé au-delà de toute compréhension. Il est le Principe premier inconnu et inconnaissable.
Cependant, après la Création, Dieu se retrouve dans toute chose (certes de manière cachée) : Dieu agit alors comme un principe immanent. Dieu est donc à la fois transcendant et immanent.
Quoi qu’il en soit, même si Dieu reste caché et inconnaissable, l’âme humaine doit tenter de le rejoindre : c’est le point de départ d’un long voyage intérieur.
2) Le voyage intérieur
Le voyage intérieur est central dans la Kabbale. Il s’agit de se dépouiller, de descendre en soi pour paradoxalement s’élever jusqu’à pouvoir percer le secret divin. Il s’agit donc d’un voyage à la fois ascendant et descendant.
La tradition de la Merkaba décrit en particulier ce voyage. Elle propose une méthode méditative qui consiste à traverser sept palais, à déverrouiller sept portes, chacune à l’aide d’un sceau, afin d’entrevoir Dieu.
3) La Lumière et le tsimtsoum
Avant la création du monde, Dieu est toute Lumière : il est plein, absolu, infini ; il ne laisse place à rien d’autre que lui-même. Pour créer l’espace, le temps et une possibilité de vie, Dieu opère le tsimtsoum, c’est-à-dire le retrait de lui-même afin de permettre à « quelque chose » d’exister. Les ténèbres s’installent, mais paradoxalement, ces ténèbres permettent à l’Homme d’emprunter le chemin du retour à Dieu.
Cet exil de Dieu de lui-même n’est pas total : Dieu reste présent dans nos vies et dans le monde, bien que de façon dissimulée. Dès lors, à chacun de tenter de déceler cette part d’universel présente en toute chose.
4) Adam Kadmon
Parmi les grands principes de la Kabbale, on retrouve Adam Kadmon. Adam Kadmon peut être défini comme la structure universelle, le « corps cosmique » qui symbolise la manifestation suite au retrait de Dieu.
Adam Kadmon est le Tout, l’Etre cosmique créé par Dieu, reflet de Dieu et expression de ses différentes facettes manifestées, lesquelles sont exprimées par différentes « sphères » appelées Sephiroth. C’est la raison pour laquelle Adam Kadmon est souvent représenté portant les Sephiroth.
Adam Kadmon est encore une personnification de Dieu, même si l’essence ultime de Dieu (Ein Sof) reste inconnaissable.
5) L’Arbre de vie et les dix Sephiroth
L’Arbre de vie est une représentation symbolique de la Création émanant de Dieu. Après la naissance d’Adam Kadmon, sorte de grande structure cosmique intermédiaire entre Dieu et l’Arbre de vie, apparaissent dix émanations ou attributs divins par lesquels Dieu se manifeste et agit concrètement dans le monde.
Ces émanations portent le nom de Sephiroth. Ces dernières sont représentées sous la forme de vases ou de sphères reliées entre elles par des canaux.
Les Sephiroth sont :
- Keter (la Couronne)
- Chochmah (sagesse)
- Binah (intelligence)
- Hesed (bonté)
- Gevurah (rigueur)
- Tiferet (beauté)
- Netzach (victoire)
- Hod (splendeur)
- Yesod (fondement)
- Malchut (Royaume)
Ces dix Sephiroth relèvent de quatre mondes différents : le monde de l’émanation, de la création, de la formation et de l’action. Chaque monde est un reflet du précédent, sur un plan différent.
6) La réparation ou tikkoun
Les Sephiroth représentées dans la partie supérieure de l’arbre de vie (Couronne, Sagesse et Intelligence) sont suffisamment robustes pour supporter la Lumière divine, elles restent donc cohérentes en elles-mêmes.
A l’inverse, les Sephiroth inférieures sont trop fragiles et éclatent sous l’effet de la puissance de la Lumière. La Lumière se répand alors sous une forme fragmentaire, contenue dans une infinité de morceaux semblables à ceux d’une coquille d’œuf cassée.
La « brisure des vases » ne provoque pas de chaos mais donne naissance au « mal », au sens d’incompréhension et de souffrance humaine. Elle exige une « réparation » (tikkoun) : les hommes doivent rassembler les « coquilles » et recomposer les vases brisés, notamment par l’effort de compréhension, la prière, la méditation, l’action juste, etc.
Il s’agit de réunir ce qui est épars : c’est un chemin d’unité, de Miséricorde et d’Amour. Intérieurement, c’est la voie de la sérénité.
Le concept de tikkoun suggère aussi le fait que la souffrance est nécessaire pour que l’Homme puisse retrouver le chemin de la Vérité.
7) Les polarités
La Kabbale n’est pas un dualisme au sens propre : elle n’affirme pas l’existence de principes irréconciliables. Elle exprime plutôt une dualité dynamique qui compose l’unité de l’Etre.
Ainsi, Lumière et ténèbres, union et séparation, masculin et féminin, Miséricorde et Rigueur, bien et mal sont autant de dualités qui fondent l’unité absolue d’Ein Sof, de la même manière que le yin et le yang composent le taijitu.
Ces notions duales permettent la manifestation ; elles ne doivent pas être vues comme des divisions au sein l’Être divin.
Au final, le chemin spirituel doit amener à reconnaître l’unité cachée derrière la multiplicité.
8) Le symbolisme des lettres et des nombres
La Kabbale se présente comme un grand système symbolique et numérologique permettant d’aborder les réalités cachées. La Torah en particulier est abordée comme un document chiffré qu’il convient de décoder.
En premier lieu, une valeur symbolique et numérique est affectée à chaque lettre de l’alphabet hébraïque. Selon les principes de la Guématria, on additionne la valeur numérique des lettres et des phrases de la Bible afin d’approcher l’essence du message divin.
On peut en outre mettre en relation les mots de la Bible ayant une même valeur numérique. Par ailleurs, la Guématria est le support de techniques de méditation et de contemplation en vue d’arriver à l’extase.
Enfin, il y a dans la Kabbale l’idée que tout langage, céleste ou humain, provient d’une seule source : le Nom divin imprononçable.
L’apport et l’intérêt de la Kabbale aujourd’hui
Pourquoi s’intéresser à la Kabbale aujourd’hui ? Malgré sa réelle complexité, ce courant reste une référence dans l’effort de quête spirituelle. Les nouvelles formes de spiritualité s’y réfèrent ainsi que la plupart des courants initiatiques : martinisme, rosicrucisme, franc-maçonnerie, etc.
D’abord, la Kabbale est un système de pensée complet, ouvert et adogmatique, largement symbolique, capable de mettre en perspective l’ensemble des sciences humaines, de la métaphysique à la psychologie en passant par la cosmologie ou les mathématiques.
La Kabbale n’a cessé de s’enrichir et d’évoluer au fil des siècles ; à ce titre, on aurait tort de l’aborder comme un enseignement figé ou une doctrine à respecter absolument.
La Kabbale permet en outre d’établir des liens avec d’autres traditions spirituelles : soufisme, alchimie spirituelle, ésotérisme chrétien, philosophies orientales, etc. Ces échanges enrichissent considérablement la démarche spirituelle.
Les concepts de la Kabbale restent incontournables pour tenter d’approcher la structure du monde, mais aussi la structure de notre propre psychisme, tout en établissant un parallèle entre les deux. La mystique juive éclaire et relie les notions de transcendance et d’immanence, de Création et d’Eternité, de limité et d’illimité, d’unité et de dualité. Elle éclaire magistralement la source du mal et des ténèbres. Elle place l’Homme sur le chemin du retour à l’unité et à l’Essence en suggérant un nouveau rapport au monde, aux autres et à soi-même.
Au final, la Kabbale propose une méthode d’une étonnante modernité pour une réconciliation entre l’être humain et le cosmos, entre le microcosme et le macrocosme, entre réalité intérieure et réalité extérieure.
Modif. le 15 mai 2025