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Corto Maltese : une quête ésotérique

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Corto Maltese : quelles références ésotériques ? Quel sens caché ? Où Hugo Pratt a-t-il puisé ses références ? Analyse et interprétation.

Corto Maltese est une bande dessinée créée par Hugo Pratt en 1967, mettant en scène un marin aventurier. Les aventures de Corto Maltese nous ouvrent un univers extraordinaire, un univers accessible à tous mais d’une complexité étonnante, comportant de nombreuses références ésotériques.

En effet, les différents épisodes touchent à des thématiques mystiques, symboliques et initiatiques. Naviguant entre rêve et réalité, Corto fréquente des lieux chargés d’énergies occultes et rencontre des figures relevant de différentes traditions de sagesse. Les récits mêlent mythes anciens, alchimie, tarot, références à la Kabbale ou à la théosophie.

Ainsi, Hugo Pratt, influencé par Jung, la franc-maçonnerie et les traditions ésotériques du monde entier, utilise Corto comme un passeur entre le monde visible et invisible.

Mais où Hugo Pratt a-t-il puisé ces références ? Quel message souhaite-t-il faire passer ?

Entrons dans l’univers ésotérique de Corto Maltese et Hugo Pratt.

Le personnage de Corto Maltese est né à Malte le 10 juillet 1887 de la rencontre d’un marin de Cornouailles et d’une gitane, la très belle et célèbre Niña de Gibraltar dont Ingres a peint le portrait (voir le tableau La belle Zélie).

Un détail cependant préoccupait sa mère : Corto n’avait pas de ligne de chance. « No te preocupes, Niña » lui répondit-il un jour où elle le mettait en garde, « la chance, c’est moi qui la fais « . Il va chercher le rasoir de son père et trace un profond sillon sanglant à l’endroit même de la fameuse ligne.

Le jeune garçon suit des cours à l’école hébraïque de la Valette. Le rabbin Ezra Toledano lui enseigne la Torah et le Talmud. Il lui donne le goût pour la Kabbale et tout ce qui se rapporte à l’ésotérisme, d’où sa volonté de chercher au-delà de l’apparence des choses.

C’est vers 1904 que Corto Maltese, alors âgé de 17 ans, s’engage sur le Vanita Dorada. Il le quitte au Caire pour partir à la recherche des mines du roi Salomon.

On retrouve sa trace, en 1905, pour sa première aventure. L’histoire se situe à Port Arthur pendant la Première Guerre russo-japonaise, c’est l’album La jeunesse. Il fait alors la connaissance du correspondant de guerre Jack London et de Raspoutine, déserteur de l’armée du tsar, avec lequel il embarque pour l’Afrique à la recherche de mines d’or en Éthiopie.

De 1913 à 1915, Corto Maltese parcourt l’Océan pacifique (La Ballade de la mer salée).

De 1916 à 1917, il connaît de nombreuses aventures en Amérique latine, réunies dans les albums Sous le signe du Capricorne et Corto toujours un peu plus loin. De 1917 à 1918, il voyage en Europe : Venise, Monténégro, Dublin, Stonehenge, Bray-Dunes (Les Celtiques).

En 1918, Corto Maltese est successivement au Yémen, en Somalie britannique, en Éthiopie et en Afrique-Orientale allemande (Tanzanie), dans Les Éthiopiques.

Le 11 novembre, il est à Hong Kong, où commence l’épisode Corto Maltese en Sibérie, album dont le nom originel était : La cour secrète dit de l’arcane. Cette aventure se déroule à Shanghai, puis aux confins de la Mandchourie, de la Mongolie et de la Sibérie, et enfin en Chine, où se termine le récit en 1920.

Corto fait ensuite escale, le temps d’une fable, à Venise pour l’album Fables de Venise (aussi intitulé Sirat Al-Bunduqiyyah : sourate de Venise). L’action se déroule au mois d’avril 1921 et a pour but la quête d’une superbe émeraude appelée « Clavicules de Salomon ».

Il rencontre Hipazia Theone, la philosophe, la bande de Petit Pied d’Argent, les chemises noires, des francs-maçons ainsi que Louise Brookzowyc, la belle de Milan (hommage rendu par Pratt à l’une des grandes actrices du cinéma muet : Louise Brooks), dont la disparition le conduira plus tard en Argentine dans l’album Tango.

Corto Maltese se rend ensuite à Rhodes où débute La Maison dorée de Samarkand, long périple à travers la Turquie, l’Azerbaïdjan, l’Ouzbékistan, le Tadjikistan, l’Afghanistan et enfin le Pakistan, atteint en septembre 1922.

En 1924, Corto visite la Suisse (Les Helvétiques). Là, il bascule dans un autre monde. Il découvre un épouvantail en uniforme de la Royal Navy, la mort et sa faux, des fées la tête en bas, un singe vindicatif, le château du Graal, la rose alchimique. Et un procès en forme de jugement dernier où un étrange jury délibère sur son sort sous la haute présidence d’un bouc satanique sorti d’une gravure de sabbat.

Enfin, en 1925, dans La mer des Antilles, Corto Maltese est à la recherche d’un continent englouti (voir aussi ).

Corto Maltese ne cessera donc jamais de voyager. De la Mandchourie aux îles de Pâques, de l’Irlande à l’Éthiopie, du Pacifique à la Suisse, de Hongkong à Venise, il fait la rencontre de pirates, d’amis, de fées, de révolutionnaires, de magiciens, de sages … et de jolies femmes.

Oui, Corto est amoureux, mais de toutes les femmes en souvenir d’une seule qui l’a quitté.

Wee Lee Song est le personnage invisible et pourtant fondamental dans l’épopée de Corto Maltese. Elle n’est nominalement mentionnée que dans Corto Maltese en Sibérie, où sa présence à Hong Kong est sensible, voire pesante.

C’est la fille d’un milliardaire de Shanghai dont l’incapacité à opter pour une relation durable avec le beau marin lui laisse des séquelles amoureuses.

Raspoutine en donne l’explication dans La Maison dorée de Samarkand ; lorsque Marianne lui demande si Corto a jamais été amoureux, le Russe fou lui répond « oh que oui, une fois, d’une jeune femme misonéiste ». Le misonéisme (du grec miso : « qui hait » et néo : « nouveau ») est l’attitude qui consiste à rejeter toute innovation.

Il croise également sur son chemin, outre Jack London déjà cité, Arthur Rimbaud, Butch Cassidy, Louise Brooks.

Il n’est ni justicier, ni héros, ni antihéros, il ne résout pas vraiment les énigmes… Corto Maltese ne va pas chercher l’aventure, elle vient à lui tandis qu’il déambule pour tromper un ennui empreint de nostalgie.

Marin sans bateau, on le découvre libertaire, pudique et pragmatique. Corto s’est toujours voulu un homme libre de tout schéma et de toute contrainte, refusant tout embrigadement, gardant ses distances avec les dogmes et les drapeaux de toutes sortes.

Spectateur fataliste du temps qui passe, il est aussi en phase avec les esprits plus sensibles au recul et à l’intériorité.

Joël Gregonia, dans Corto L’initié, parle d’humilité initiatique. Cette vertu attachée à l’écoute active de son prochain, implique interrogation de soi-même, simplicité et tolérance. Elle se traduit par une quête déterminée mais sans ambition.

Né à Rimini en 1927, Hugo Pratt passe son enfance à Venise, ville très versée dans l’ésotérisme et la Kabbale. Il racontera plus tard :

J’avais quatre ou cinq ans, peut-être six, à l’époque où ma grand-mère me demandait de l’accompagner jusqu’au Vieux Ghetto de Venise. Nous allions rendre visite à l’une de ses amies, Mme Bora Lévy, qui habitait une vieille maison. On y accédait par un escalier extérieur, en bois, appelé l’escalier fou, l’escalier des rats d’égout, ou encore l’escalier turc.

Mme Bora Lévy me donnait une dragée, une tasse de chocolat épais et bouillant et deux biscuits sans sel que je n’aimais pas du tout. […] Un peu embarrassé, j’allais à la fenêtre de la cuisine et regardais en bas une petite place herbeuse et sa margelle de puits recouverte de lierre.

Elle porte le nom de Cour Secrète, dit « de l’Arcane ». Pour y entrer, il fallait ouvrir sept portes, chacune d’elles portait gravé le nom d’un shed, démon de la caste des Shedim engendrée par Adam lorsqu’il fut séparé d’Ève, après leur acte de désobéissance.

Chacune d’entre elles s’ouvrait sur une parole magique, le nom du démon, tout simplement. Je me les rappelle encore, ces noms terribles :

  • Sam Ha,
  • Mawet,
  • Ashmodai,
  • Shibbetta,
  • Ruah,
  • Kardeyakos,
  • Na’Amah. […]

Cette cour était pleine de sculptures et de graffitis : une vache à un seul œil, une étoile à six pointes, un cercle tracé sur le sol pour y faire danser une jeune fille nue, les noms des anges déchus de dieu :

  • Samaël,
  • Sataël,
  • Amabiel.

Je me souviens que dans la cour secrète, il y avait une dame très belle, toujours entourée d’enfants et d’adolescentes qui jouaient autour d’un gigantesque papillon fait de morceaux de verre colorés. C’était Aurélia, le papillon gnostique. La Gnose se représentant elle-même comme source inépuisable de sagesse, offrant, en mille reflets colorés, ce que chacun désire.

Ces deux placettes, reliées par cette ruelle cachée, appelée « Passage Étroit de la Nostalgie », constituaient le centre fabuleux où venaient se fondre deux mondes secrets : l’un issu des disciplines talmudiques, et l’autre des disciplines philosophiques ésotériques judéo-gréco-orientales. Tout ce dédale d’escaliers, de ruelles, de cours et de petites places s’appelait « Sérail des Belles Idées » ou encore « Sérail des Hébreux ».

Dans cet endroit splendide, je jouais avec des enfants juifs qui savaient aussi bien raconter les choses des temps anciens qu’escalader les murets d’enceintes interdites. […]

Ils furent les premiers à me faire découvrir les Abraxas de Basilide et les symboles pythagoriciens, les serpents en croissant de lune.

C’est dans ce monde envoûtant que l’on me parla aussi de la clavicule de Salomon et de l’émeraude de Satan, qui, selon la tradition hermétique, se serait détachée du front de l’ange du mal pour devenir le symbole de la « Science maudite » parmi les hommes.

Dans ses mémoires, Hugo Pratt raconte que les juifs et les fascistes coexistaient sans problème, l’antisémitisme ne s’étant accentué qu’avec l’arrivée au pouvoir d’Hitler en Allemagne.

L’Italie a connu des juifs fascistes jusqu’en 1938, date à laquelle on leur a donné un statut d’étranger. Le fascisme était la doctrine officielle, et sa famille était naïvement fasciste, confiera-t-il plus tard. Seul son oncle Lello, marin anarchiste, était rebelle à ces idées.

En 1940, âgé seulement de treize ans, il est enrôlé dans l’armée fasciste : il sera le plus jeune soldat de Mussolini.

En 1944, il s’échappe, franchit les lignes de combat et devient interprète dans l’armée des Alliés. À la libération de Venise, en avril 1945, il est chargé d’organiser des spectacles pour les soldats américains.

Hugo Pratt fut élevé au quatrième degré en novembre1989 par la loge Hermès Trismégiste de Venise avant de devenir, à la fin de sa vie, Maître Secret dans la loge l’Olivier secret, à Nice.

Le trait épuré qui caractérise Hugo Pratt, qui est parfois à la limite du silence graphique, en fait un maître incontesté du noir et blanc.

Didier Convard décrit ainsi le dessin d’Hugo : « De larges aplats d’encre de chine qui sculptent ce qu’abandonne la lumière ».

Ses dessins et ses aquarelles sont exposés dans différents musées du monde (notamment à Paris, en 1986, au Grand Palais) ; il est le sujet de plusieurs dizaines de travaux universitaires et est célébré par les personnalités les plus diverses.

En 1984, il s’installe en Suisse, près du lac Léman, dans une grande maison où il regroupe ses trente-cinq mille livres. Il y passe onze années tranquilles et meurt d’un cancer le 20 août 1995 à Pully, dans la banlieue de Lausanne.

Chaque lecture ou relecture d’un album de Corto Maltese permet d’y dénicher un lieu, un symbole ou une évidence qui parlera aux férus d’ésotérisme.

Signes ou pierres gravées, amulettes magiques, urnes secrètes et mystérieux bas-reliefs, à l’image des abraxas vénitiens… Dans les aventures de Corto Maltese, ces bizarreries ne sont jamais gratuites.

Car si la vraisemblance n’est pas toujours là, jamais la précision graphique de ces symboles ne peut être remise en cause. Culture ésotérique, recherches documentaires et voyages innombrables : Pratt puise d’abord aux sources de ses souvenirs et de ses penchants.

On pense à la chaire d’Antioche, aux masques océaniens, aux croix des cimetières irlandais, au gri-gri des hommes-léopards, ou encore à la fin des Ethiopiques…

D’une savante combinaison de sigles inspirés de toutes les écritures du monde, Pratt invente un alphabet. Lequel lui sert à imaginer la destruction de Mû, ce continent mythique qui fait sourire les archéologues sérieux. Et comment savoir si le signe de Salomon, l’amulette porte-bonheur que Morgana offre au professeur Steiner sur une plage de Bahia, fut réellement vue pour la dernière fois à Jérusalem, au XVe siècle ?

Pratt, d’ailleurs, ne s’arrête pas en si bon chemin, ouvrant de longues parenthèses oniriques au cours desquelles les symboles prennent vie. Corto y dialogue directement avec les personnages mythologiques des codex mayas, avec les figurines médiévales qui apparaissent sur les murs de la maison de l’écrivain Hermann Hesse, ou avec un génie sorti d’une lampe d’Aladin.

Une manière pour Pratt de laisser libre cours à son attirance pour toutes les mythologies et à son penchant particulier pour l’ésotérisme qui baigna son enfance, et dans lequel il voyait « un labyrinthe de questions et de réponses si fascinant qu’on a plaisir à s’y perdre ».

Les premières cases de l’album Corto Maltese en Sibérie laissent apparaître une marelle verticale dessinée sur un mur : la terre, les chiffres, les proportions retenues sont autant d’énigmes qu’il faut résoudre…

On remarque la lettre Aleph surmontant un chandelier à sept branches. Aleph, première lettre de l’alphabet hébraïque, est le symbole de l’unité, du principe ; elle se confond avec Dieu, à l’origine du monothéisme.

Toujours dans le même album, Hugo Pratt initie son lecteur au Yi-King. Le Yi-King fonde son système sur huit figures, en fait des trigrammes appelés bagua dont chacun comporte une combinaison de trois lignes superposées pleines ou brisées. La combinaison de deux trigrammes forme des hexagrammes dont les possibilités d’assemblage montent à soixante-quatre. Chacun de ces ensembles symbolise un état et ses transitions possibles.

Le Yi-King est initiatique, il nous incite à découvrir, à partir du symbolisme des lignes, la loi du mouvement universel et à l’appliquer à son action individuelle. La philosophie du juste milieu chère à Confucius se fonde en grande partie sur le Yi-King.

Dans l’album on découvre le plan d’un labyrinthe… Nous voilà replongés dans l’odyssée et le mythe de Thésée et d’Ariane, fille de Minos, qui grâce à son fil, lui permit de tuer le Minotaure et de ressortir du labyrinthe…

Nous pourrions multiplier les exemples de dédales et labyrinthes, d’arbres séfirotiques ou autres cheminements initiatiques…

Corto Maltese a sa personnalité propre ; il est devenu un mythe. On le retrouve tagué au pochoir sur les murs des grandes villes et sert de modèle pour les tatouages. Il a acquis une immense notoriété, renforcée par le mystère des références ésotériques disséminées dans ses aventures.

L’itinérance maritime et terrestre de Corto Maltese est avant tout la métaphore du voyage intérieur. La bande dessinée se fait alors initiatique : une invitation à tenter l’aventure, à se laisser entrainer vers un univers nouveau où les choses nécessitent d’être décodées et comprises. Corto Maltese marche vers l’inconnaissable, vers un paradis perdu dont on s’approche toujours, mais que l’on n’atteint jamais…

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Modif. le 21 juillet 2025

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