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Les sophistes de la Grèce antique : sages ou corrupteurs ?

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Les sophistes grecs et leur pensée : qui étaient les sophistes et que prônaient-ils ? Pourquoi sont-ils restés célèbres ? Pourquoi ont-ils été tant décriés ?

Les sophistes (du grec sophistès, « savant » ou « expert ») sont des penseurs, des orateurs et des enseignants itinérants présents en Grèce au Ve siècle av. J.-C., dans un contexte marqué par l’essor de la démocratie athénienne et l’importance croissante de la parole publique.

Contre rétribution, les sophistes instruisaient la riche jeunesse athénienne dans l’art de la parole, les affaires publiques et le droit privé, leur permettant de briller en société et de prétendre à l’exercice du pouvoir. Les sophistes enseignaient dans l’espace public et dans les riches villas.

Progressivement, les sophistes grecs deviennent des rhéteurs philosophes : ils développent une pensée propre, souvent controversée car elle remet en cause les fondements traditionnels de la vérité, de la morale et de la politique.

Célèbres pour leur art de la dispute et leurs joutes verbales, mais aussi leur capacité à écrire des discours raffinés (« sophistiqués »), les sophistes rencontrent un grand succès. Mais ils sont très tôt décriés, accusés d’opportunisme, de tromperie, de corruption voire de charlatanisme. Les critiques de Socrate et Platon, contemporains des sophistes, donneront au mot « sophisme » une connotation durablement péjorative.

A ce titre, il faut distinguer :

  • la sophistique : mouvement d’idées des philosophes sophistes,
  • le sophisme : raisonnement faux malgré une apparence de vérité.

Il ne faut cependant pas sous-estimer l’apport des sophistes : leur finesse d’analyse, leur pragmatisme, leur capacité à renverser les idées reçues et à remettre en cause les théories des grands philosophes, sont remarquables.

Entrons dans la pensée et la philosophie des sophistes de la Grèce antique.

Lorsqu’on évoque les sophistes, il est difficile de parler d’une doctrine cohérente. En effet, le propre des sophistes était d’adapter leur discours et leurs idées aux circonstances et aux demandes de leurs clients. Certains sophistes prônaient l’égalité, la modération et la justice sociale quand d’autres rejetaient tout idéal de société.

On peut cependant discerner certains traits caractéristiques de la sophistique grecque, qui permet de classer ce courant parmi les présocratiques. Ces traits majeurs sont le relativisme, le nominalisme, le pragmatisme, le réalisme, ou encore le conventionnalisme.

Avant d’entrer dans les détails, citons quelques grands noms de sophistes de la Grèce antique :

  • Protagoras, juriste, est considéré comme le premier et le plus célèbre des sophistes,
  • Gorgias, maître de rhétorique, soutient que rien n’existe vraiment. Pour lui, si quelque chose existait, on ne pourrait ni le connaître, ni le communiquer,
  • Prodicos, attaché au sens des mots et à l’usage des synonymes, affirme que les dieux sont des inventions humaines pour expliquer les phénomènes naturels,
  • Antiphon, défend l’idée que les lois, en tant que conventions humaines, doivent être distinguées des principes naturels universels et immuables,
  • Hippias d’Élis est célèbre pour son encyclopédisme et son relativisme culturel,
  • Thrasymaque, dans ses discours, joue avec les affects des auditeurs. Par ailleurs, il incarne le réalisme politique,
  • etc.

Les sophistes se distinguent par leur relativisme : il n’existe pas de vérité absolue ou universelle, mais seulement des opinions (doxai) qui varient selon les individus et les cultures.

Protagoras résume cette pensée par cette célèbre formule :

L’homme est la mesure de toute chose.

Ainsi, ce qui est vrai pour l’un peut ne pas l’être pour l’autre :

Sur toutes choses, on peut faire deux affirmations exactement contraires.
Protagoras

Cette approche s’oppose radicalement aux thèses de Socrate ou Platon, qui recherchent des vérités éternelles et objectives. Les sophistes, quant à eux, mettent l’accent sur l’expérience humaine.

Le nominalisme, notamment chez Protagoras et Gorgias, considère que les mots ou les concepts ne sont que des conventions humaines, sans réalité objective. Autrement dit, ces notions dépendent du contexte, de la perception individuelle ou des conventions sociales, et non d’une essence absolue. Cette approche relativiste s’oppose à l’idéalisme platonicien.

Les sophistes mettent l’accent sur le langage et la persuasion comme outils de construction du réel.

L’utilitarisme, notamment chez Prodicos ou Hippias, est l’idée que la valeur des actions, des lois ou des vertus se mesure à leur utilité pratique pour l’individu ou la cité.

Les sophistes rejettent les principes moraux absolus au profit de ce qui est efficace et bénéfique dans la vie concrète. Leur approche vise à améliorer la condition humaine (individuelle ou collective) par la raison, l’éducation et l’art de la persuasion, plutôt que par des idéaux abstraits.

Les sophistes soutiennent l’idée que les lois, la morale et les institutions ne sont pas des réalités naturelles, mais des conventions (nomos) établies par les hommes pour organiser la vie en société.

Calliclès, personnage du Gorgias de Platon, illustre cette pensée en affirmant que les lois sont créées par les faibles pour dominer les forts, et que la justice n’est qu’une invention sociale.

Cette vision a des implications éminemment politiques : si les lois sont des conventions, elles peuvent être remises en question par ceux qui maîtrisent l’art de la persuasion.

En lien avec l’utilitarisme vu plus haut, de nombreux sophistes défendent le pragmatisme et le réalisme politique.

Pour Thrasymaque, la justice n’est que l’expression de l’intérêt du plus fort : les lois, imposées par les gouvernants, servent leur pouvoir. Il rejette l’idée d’une justice universelle, affirmant même que l’injustice, si elle est habile, peut être profitable.

Le domaine de prédilection des sophistes de la Grèce antique est la rhétorique : l’art de parler pour captiver et persuader. Ils enseignaient un ensemble de techniques pour défendre une cause en justice, séduire une assemblée ou encore l’emporter dans un débat.

La méthode rhétorique des sophistes repose, entre autres, sur :

  • les dissoi logoi (discours double) : c’est la capacité à argumenter pour ou contre une même idée, montrant que toute thèse peut être défendue avec habileté,
  • l’usage des sophismes, raisonnements en apparence logiques mais trompeurs, visant à impressionner l’interlocuteur,
  • l’importance du style : le choix des mots, le rythme de la parole et les figures de style sont considérés comme essentiels pour captiver l’auditoire.

La sophistique en tant que courant philosophique a-t-elle réellement existé ? Il est vrai que les sophistes étaient avant tout des pragmatiques, leur but n’étant pas de chercher la vérité, mais d’aider chacun à argumenter et défendre son propre point de vue.

Quoi qu’il en soit, les sophistes ont ouvert la voie à d’autres courants de pensée dans la Grèce antique : le cynisme (pratique de l’ironie, raisonnements mordants et provocateurs) et surtout le scepticisme.

Pour rappel, le scepticisme est une philosophie qui consiste à examiner les choses et les idées, à les comparer pour montrer que tout raisonnement peut être réfuté. Les sceptiques ne font pas la différence entre la substance des choses et la perception qu’on en a : l’homme est la mesure de sa propre vie. Mais alors que les sceptiques prônent la suspension du jugement, les sophistes défendent au besoin la thèse de leur choix. Leur assurance apparente cache un doute omniprésent…

On ressent bien la présence de ce doute dans cette citation de Protagoras :

Des dieux, je ne sais ni s’ils sont ni s’ils ne sont pas.

De fait, la sagesse sophiste apporte la preuve que la vérité est insaisissable : il ne peut y avoir que des vérités relatives, des opinions individuelles, des discours éphémères. Il ne reste plus alors qu’à jouer avec les mots et les concepts. D’ailleurs, pour modifier la vérité, ne suffit-il pas de changer le sens des mots ?

Ce relativisme peut conduire au nihilisme : plus rien n’ayant de sens, il n’y a plus d’idéaux, plus de progrès, plus de quête de la vérité. Par conséquent, la pensée des sophistes implique un risque pour les individus, pour l’ordre social et la démocratie elle-même, ce que Platon ne cesse de dénoncer dans ses écrits.

En réalité, les sophistes de la Grèce antique incarnent les dérives de la société démocratique, où chacun tente de convaincre les autres par tous les moyens, quitte à manipuler, à pratiquer la mauvaise foi ou à jouer avec les émotions, ce qui peut déboucher sur la démagogie et le populisme.

Pourtant, l’apport des sophistes grecs reste fondamental : en questionnant le pouvoir des mots et du langage, ils nous rappellent que la parole n’est jamais neutre, toujours sous-tendue par les intérêts de celui qui la véhicule. A chacun d’argumenter aux mieux pour démasquer les erreurs, les faux raisonnements, les intérêts cachés, les manipulations. Ainsi, les sophistes nous invitent à nous construire face aux autres, à argumenter toujours mieux pour changer les choses, faire vivre le dialogue et la démocratie.

Aujourd’hui, l’héritage des sophistes est bien vivant, pas uniquement dans les prétoires ou sur les plateaux de télévision, mais au quotidien, dans notre relation aux autres et à nous-même.

Modif. le 6 octobre 2025

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