Qui était Rudyard Kipling ? Quand a-t-il été initié ? Quelle était sa loge-mère ? Quel a été son parcours en franc-maçonnerie et dans la vie ? En quoi Kipling est-il un exemple d’humanisme ?
Rudyard Kipling voit le jour à Bombay en 1865.
Le futur auteur du Livre de la Jungle reçoit la Lumière à Lahore, à l’âge de 20 ans, dans la Loge « Hope and Esperance » N°782 de la Grande Loge Unie d’Angleterre. Lahore se situait alors dans le nord-ouest de l’Inde britannique ; aujourd’hui Lahore appartient toujours à la région du Pendjab, mais dans la partie qui dépend du Pakistan.
Initié le 1er avril 1886, Kipling devient compagnon le 3 mai, et passe Maître le 6 décembre. La Loge avait besoin d’un secrétaire, plateau qu’il occupe dès janvier. Ses premières planches n’ont pas été retrouvées dans les archives de l’atelier. Elles avaient pour titres :
- Les origines du premier grade
- Quelques vues profanes sur la Franc-maçonnerie.
La Loge travaille au rite Émulation.
Les romans, nouvelles et poèmes que Kipling écrira durant toute sa vie, toute son œuvre abondante, seront parsemés d’allusions ou de développements, explicites ou métaphoriques, élogieux ou nuancés, toujours bienveillants, en rapport avec les pratiques et les idéaux maçonniques ainsi que les frères qui les portent hors du temple.
Voici le parcours de Rudyard Kipling, franc-maçon, reporter, écrivain et poète.
Kipling : parcours d’un franc-maçon
Kipling témoigne d’une bonne connaissance du rituel, et de la vie en Loge, mais il n’a pas été un maçon toujours très assidu, d’après les cahiers de présences.
Après deux ans passés dans sa loge-mère à Lahore, il est transféré dans la loge « Independance with Philanthropy » N°391, à Allahabad, en Inde, où il a été embauché comme journaliste dans le tout nouvel hebdomadaire « The Pioneer ».
Kipling passera sept ans dans cette loge, avant de démissionner pour parcourir le monde comme reporter. Il quitte l’Inde pour se rendre à Rangoon, puis à Singapour, Hong-Kong, Yokohama, et San Francisco. De là, il traverse les États-Unis d’Ouest en Est, et va jusqu’au Canada. De retour en Europe, il voyage surtout en France, pays qu’il affectionne tout particulièrement.
Les voyages du frère Kipling sont aussi des voyages intérieurs. Tout d’abord, l’arc de vie de Rudyard Kipling, sa trajectoire, de l’Orient de Bombay à l’Orient Éternel, dessinée entre Espérance et Persévérance, ainsi que le titre distinctif de sa loge-mère l’a prédit.
Ensuite les voyages vers l’Autre, celui qui, différent, plutôt que de léser son frère, l’enrichit, selon la formule de Saint-Exupéry.
« Sept fois tu tombes, huit fois tu te relèves » (proverbe japonais)
Malgré les épreuves de la vie, nombreuses et cruelles, le frère Kipling a continué à travailler, écrire, publier, sans perdre son inclination pour la Lumière et la fraternité humaine.
Qu’il s’agisse de contes pour enfants, de récits d’aventures, d’histoires militaires, de bavardages de bâtisseurs de ponts, toutes ses narrations diffusent une énergie vitale forte, une curiosité du prochain, un intérêt bienveillant pour l’altérité.
La cohérence d’ensemble de son œuvre pourrait ressembler à cette définition de la franc-maçonnerie : « L’Apprenti avance vers l’Orient, le Maître marche vers l’Occident ». Les allers-retours du Frère Kipling entre l’Orient et l’Occident pourraient aussi être assimilés à des allers et venues entre ombre et Lumière, sur le pavé mosaïque, mais toujours dans l’axe de la Lumière, dans une marche ascendante vers l’Amour universel.
L’enfance et l’adolescence
La vie est parfois décrite comme un verger inondé de soleil, que l’on traverse en parcourant alternativement les zones de lumière et les tâches de ténèbres. Rudyard Kipling a commencé sa vie par un bain de lumière. Son enfance semble avoir ressemblé à un enchantement, un émerveillement, bercé par l’amour familial, la tendresse de son « Ayah » (sa nounou portugaise), les jeux avec sa petite sœur Alice – surnommée Trix -, les rêveries paisibles dans les jardins de fleurs et de fontaines du Pendjab.
Mais l’ombre s’abat brutalement sur la vie de Kipling, après cette période édénique, lorsque ses parents envoient la fratrie en Angleterre chez des « Thénardier » de Portsmouth, chargés de faire l’éducation des enfants. Sévérité, croyances infligées, punitions cruelles : le choc est rude. Le futur Prix Nobel de littérature se réfugie dans la lecture, puis l’écriture. Les années passent ; il échoue aux examens des bons Collèges anglais et repart pour l’Inde à 17 ans.
La lumière revient. Il commence une carrière de journaliste. Il est initié. Il écrit 40 nouvelles dans la seule année 1888.
La dépression
Retour en Angleterre : il souffre de dépression. Il écrit « La Lumière qui s’éteint ». Les médecins lui recommandent de partir en voyage. Il embarque avec sa jeune épouse pour l’Afrique du Sud, rejoint ensuite l’Australie puis la Nouvelle-Zélande.
Le Livre de la Jungle
Revenu en Europe, Kipling part pour le Vermont, aux États-Unis, s’installer avec sa femme – américaine – et ses trois enfants, dans une « petite maison dans la prairie », appelée « Bliss Cottage ». C’est au centre de ce vrai bonheur qu’il écrit Les deux Livres de la Jungle, dans lequel Baloo nous dit bien : « il en faut peu pour être heureux »…
Il écrit aussi Capitaines Courageux, ainsi que des contes pour enfants.
Il écrit « If », son célèbre poème, en français « Tu seras un homme mon fils », ainsi que « La Loge-Mère », avec nostalgie puisqu’il n’a plus de Loge jusqu’en 1922.
Le retour des ténèbres
De nouvelles ténèbres s’abattent sur son existence en 1899, quand il perd sa fille aînée Joséphine, d’une pneumonie.
Il se relève et poursuit son travail d’écrivain : « Kim » sort en 1900, sous forme de feuilleton dans un mensuel américain. Des nouvelles paraissent chaque année suivante. L’un de nos rituels ne dit-il pas que « le travail soulage le malheureux dans l’affliction » ?
Le poème « If » est publié en 1910, inspiré par le raid Jameson durant la guerre des Boers, en Afrique du Sud. Kipling est attaché et fidèle aux valeurs des frères d’armes de l’Empire britannique. Il encourage son fils John à entrer dans la noble Royal Navy. Mais John a une mauvaise vue : il n’est pas apte. Il rejoint le corps des Irish Guards, en grande partie pour satisfaire les attentes de son père. Quand il sera porté disparu en 1915, dans le Pas-de-Calais, sur le front, Rudyard Kipling sera dévasté par le chagrin et la culpabilité. Nouveau passage dans les ténèbres insondables du malheur qui frappe.
Kipling se consacre alors à la mémoire des soldats tombés sur le champ de bataille, dans une Commission chargée de les honorer. Il écrit une Histoire de la Garde irlandaise à laquelle appartenait son fils.
Il aussi écrit une nouvelle : « Le Jardinier », sur ses visites de cimetières de guerre.
Kipling : retour à la franc-maçonnerie
Kipling n’oublie pas qu’il est franc-maçon. En 1922, il crée la Loge N°12 de la future G.L.N.F., à l’Orient de Saint-Omer, sous le titre distinctif « Builders of the Silent Cities ».
La commission profane et la loge maçonnique rendront hommage à près d’un million de morts britanniques (la Première guerre mondiale a fait environ 10 millions de morts et 21 millions de blessés).
En outre, Kipling, n’ayant pas retrouvé le corps de son fils, est à l’origine de l’idée d’une tombe pour soldat inconnu, dans l’abbaye de Westminster, à Londres. Idée qui sera reprise dans de nombreux pays.
Kipling continuera d’écrire jusqu’à la fin de sa vie, en 1936, publiant en moyenne une nouvelle chaque année. Dans les tourments, le frère Kipling s’est tenu droit, pieds en équerre, hiératique, dans le calme et la constance du travail et de la fraternité.
Kipling : la foi dans l’Amour fraternel universel
Kipling nous fait vivre le voyage en fraternité par les souvenirs de sa loge-mère à Lahore :
Il y avait Rundle, chef de gare,
Beazely, des Chemins de Fer,
Ackman, de l’Intendance,
Donkin, de la Maison d’Arrêt,
Blake, contrôleur en chef,
Edulgee, marchand de produits d’Europe,
Bola Nath, comptable,
Saul, le juif d’Aden,
Din Mohammed, dessinateur au service topographique,
Amir Singh, le Sikh,
Et Castro, catholique romain.Hors de la Loge : Chef ! Monsieur ! Salut ! Salam !
Au-dedans : « Frère » sans que cela ne blesse personne.Car chaque mois, après les Travaux,
Nous nous asseyions pour fumer,
(Nous n’osions pas faire d’agape
De peur de déroger aux castes)
Et d’homme à homme nous parlions
De la religion et du reste,
Chacun à chacun comparant,
Le Dieu qu’il connaissait le mieux.
Ce texte témoigne du respect entre les frères, et atteste de l’existence d’échanges dans la tolérance. Les frères de Kipling croient en des dieux différents, et en discutent sans gêne.
Cette fraternité demeure dans le cœur de Kipling, alors éloigné de sa loge. Il s’agit d’un bien immatériel précieux, sacré, qu’il sent vivre en lui, à travers le temps et l’espace : la chaleur de l’amour fraternel le réchauffe, durant l’intégralité de la traversée du verger de sa vie.
Dans sa nouvelle tardive (1926) intitulée « Dans l’intérêt des Frères », Kipling raconte comment à Londres, en pleine guerre, un frère marchand de tabac organise des tenues d’instruction dans la clandestinité.
Ces réunions sont destinées aux frères soldats blessés, écartés du front, qui errent dans Londres entre souffrance physique et souffrance morale. Sans l’autorisation de l’obédience, et après un tuilage approximatif des visiteurs, quelques frères volontaires ouvrent les travaux, afin de recréer l’égrégore.
Kipling décrit la chaleur du foyer fraternel retrouvé. Les frères se réchauffent l’âme à la fraternité de la pratique du rituel et des souvenirs de loge en temps de paix. Le voyage est intérieur, et conduit au meilleur de soi et à l’Autre. C’est un voyage de cœur à cœur, à plusieurs, en sincérité.
Toute loge offre cette possibilité : se réunir, quelles que soient les circonstances, et par un rituel immuable, recréer les conditions de l’expression, de l’écoute, du partage dans le respect, la responsabilité, la bienveillance.
Que laissent les frères de Londres, en guerre, à la porte de la loge ? Un monde devenu fou, le danger, la peur, et la mort, la peine, les cauchemars et la colère. Le rituel joue le rôle de rempart contre le profane, et permet d’accéder au Sacré. Dans ce temps et cet espace préservé, les frères se retrouvent pour un moment de calme, d’apaisement, et de partage.
Conclusion
Au-delà de sa fraternité de franc-maçon, Kipling par ses ouvrages, nous apprend qu’il est un humaniste pratiquant. Il voyage en Humanité. Il est lié aux frères d’Armes, aux ouvriers et aux ingénieurs qui travaillent sur le chantier, aux compagnons de voyage, aux journalistes de ses rédactions, aux artistes de son temps, à sa famille.
Comme en religion, Kipling est relié aux hommes, sur un plan horizontal, en Égalité. Et, sur un plan vertical, il exprime une forme de transcendance dans l’essence même de ses rapports aux autres, et plus largement à travers tout le Vivant.
Celles et ceux qui apprécient L’Éthique de Spinoza reconnaîtront dans Kipling un homme qui place le Sacré dans la Nature, y compris dans la nature humaine. Les divinités s’incarnent dans les arbres. Les animaux prennent soin de Mowgli. Les hommes de toutes croyances échangent entre eux et fraternisent, dans un respect mutuel.
Dans ses écrits, notamment dans Kim, ou dans « La Marque de la Bête », Kipling nous dépeint des croyances, des philosophies, des pratiques, des sorts ou des mystères, sans aucun jugement de valeur. Au-delà de l’Égalité ressentie dans les rapports humains, nous observons une naturelle élégance fraternelle dans la considération de l’Autre, parfois si différent.
Kim (Kimball O’Hara) est irlandais par son père, orphelin de mère, enfant des rues à Lahore, éduqué sur le plan spirituel par un lama tibétain, et conseillé ensuite par un colonel britannique dans ses orientations scolaires et professionnelles. Peut-être Kim est-il le visage de Kipling ? Multiculturel, amical, et solide, dans un monde souvent hostile.
Au-delà de toute religion révélée, de toute croyance occidentale ou orientale, Kipling, en grand Maçon qu’il est, place – de fait – l’Amour fraternel sur un plan universel. Il considère tous les humains avec déférence. De sa plume, il enchante les animaux et les végétaux, le ciel et les étoiles.
Planche rédigée par une Sœur de la Respectable Loge Hermès, Orient de Versailles
Modif. le 5 mai 2025